Courageuses femmes tchétchènes (samedi, 09 juin 2007)

Pour complèter la présentation de la rencontre avec les femmes tchétchènes, cet article de Bleuenn.

Tchétchénie : Un avant, quel après?

On imagine qu'avant le thé avait à peu près le même goût qu'aujourd'hui, comme les gâteaux et les confitures qui l'accompagnent, qu'avant, les traditionnelles tchepalgash, galettes au fromage, répandaient en cuisant les mêmes effluves alléchantes que maintenant, qu'avant elles renouaient déjà leur foulard de ce geste un peu nonchalant mais précis, sans y penser, comme on balaierait de la main une mèche de cheveux tombant dans les yeux. Avant bien sûr, le russe était emprunt du même accent mi-chantant, mi-guttural. Assurément, avant, elles servaient déjà l'homme, les hommes, avec docilité mais sans soumission, la tête haute et le parler franc.
Avant, sans aucun doute, les gestes des femmes tchétchènes étaient déjà assurés, fermes, comme indépendants de la pensée, comme ancrés dans un savoir inné, ancestral et inconscient.
Mais peut-être qu'avant on ne lisait pas cette tristesse infinie dans leurs yeux, peut-être qu'alors leurs voix n'étaient pas cassées, comme étouffées dans un abîme de douleur, peut-être que leurs mouvements étaient vifs, rapides, empressés, ne connaissant pas encore le poids des souffrances qui ralentit la marche, le mouvement, le désir.
Peut-être qu'avant les rires fusaient plus volontiers, plus spontanément. Peut-être qu'avant on ne se méfiait de personne, et surtout pas des voisins. Peut-être qu'avant on laissait plus facilement les enfants jouer dans la rue, peut-être qu'alors l'angoisse ne prenait pas à la gorge dès qu'un fils ou un mari tardait un peu à rentrer. Peut-être qu'avant on s'endormait sans se demander si le lendemain matin tout le monde serait bien là, et bien vivant.
Peut-être qu'avant, la vie avait un sens.
Parce qu'avant, on avait un toit. Avant, on se promenait. Avant, on emmenait les enfants au cirque, on allait au théâtre. Avant, on se déplaçait, on allait rendre visite aux parents, aux cousins. Avant, il n'y avait pas de terribles check-points à passer pour aller d'un quartier à l'autre, d'une ville à l'autre. Avant, on n'enlevait pas les gens, la nuit, dans leur lit. Avant, on ne dénonçait pas ses voisins. Avant, les hommes ne disparaissaient pas. Avant, les enfants ne sautaient pas sur des mines. Avant, on ne parlait de « nettoyage » que pour le linge, la vaisselle, la maison, ignorant que ce mot allait devenir un des symboles de la terreur, de la violence, de l'inhumanité qui deviendraient quotidiennes.
Avant, c'est avant la guerre, les guerres qui ont dévasté la Tchétchénie depuis 1994.
Sous les bombardements et les tirs d'artillerie de l'armée russe en 1994-1995, puis en 1999-2000, la Tchétchénie s'est transformée en champ de ruines. Des quartiers, des villages entiers ont été détruits.
Sous la pression constante, sous la torture, sous la menace, par des meurtres, des arrestations arbitraires, des exécutions sommaires, par des humiliations permanentes, par la peur, par un cynisme incroyable, les Tchétchènes ont été brisés. Des dizaines de milliers de morts, des milliers de personnes portées disparues après avoir été enlevées par les militaires russes et leurs supplétifs tchétchènes, restent les vivants.
Et les vivantes. Les survivantes. Qui malgré tout trouvent la force de sourire, d'accueillir chez elles l'inconnu, l'étranger, de le nourrir et de s'enquérir de la santé des siens. Qui se battent pour reconstruire leurs logements détruits, pour scolariser leurs enfants qui n'ont connu que la guerre, la mort, la souffrance, les camps de réfugiés. Qui travaillent. Qui, parfois, se battent dans les organisations de défense des droits de l'homme, avec une rage, une hargne déconcertante. Qui sillonnent la région pour acheter des marchandises qu'elles revendront ensuite sur les marchés, gagnant quelques roubles et s'usant la santé. Qui s'inquiètent de tout et de tous. Qui sont malades, anémiées, souffrant du dos à force de porter les dizaines de litres d'eau quotidiens. Qui, plus qu'auparavant, sont atteintes de pathologies de la grossesse, font des fausses-couches, meurent en couche. Qui tentent d'apaiser les conflits, qui modèrent les hommes, blessés, aux abois, aux plaies souvent trop vives. Qui se laissent parfois gagner par l'égoïsme, par le fatalisme, par la haine. Qui font des enfants, s'en réjouissant et s'en désolant, n'ayant à leur offrir, disent-elles, qu'une vie de misère. Qui pour certaines se réfugient dans les valeurs religieuses, traditionnelles. Qui endossent le rôle de nourricier, traditionnellement celui de l'homme. Qui, pour beaucoup, n'attendent pourtant plus rien de la vie. Qui, souvent, disent ne pas vivre, mais vivoter, ou survivre. Qui sont aujourd'hui en première ligne. Et qui assurent elles-mêmes cette survie.
Bleuenn Isambard

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Photo de Anne-Sophie Zika
Photographe de presse

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