À propos d'une photo. (lundi, 16 février 2009)

Retour d'un séjour dans la campagne de mon enfance, enneigée comme elle ne l'avait pas été depuis plusieurs années. En plaine, la neige est là depuis le mois de novembre. Quand je suis partie, les odeurs de purin dans les champs annonçaient malgré tout la fin de l'hiver. C'est le paysage de cette photo qui date des années 50...un hiver où la neige était absente pour Noël.
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J'avais fait dans  le passé l'éloge de la photo de famille comme étant  systématiquement le témoin des souvenirs heureux. Récemment, avec des amies, nous avons échangé sur le livre "Les Années" d'Annie Ernaux, que très peu avaient apprécié d'ailleurs. Pourtant ce récit , inventaire de toute une génération, écrit à la manière d'une entomologiste, ce qui avait dérangé la plupart d'entre nous, a ce point de vue intéressant d'aborder la narration par l'angle de la photo de famille. Annie Ernaux analyse chacune de ses photos avec le regard froid de l'observateur extérieur. Regard précieux, qui associe le lecteur, le fait entrer dans l'événement familial.
Je ne suis pas Annie Ernaux.
Récemment ma mère m'a envoyé de sa lointaine et austère retraite, cette photo que je connaissais mais n'avais regardée depuis longtemps.
Donc tentative d'exercice à la manière d'Annie Ernaux.
La photo est datée : Noël 1951.
Mes parents sont jeunes et si mon père a dix ans de plus que ma mère, cela n'apparaît pas. Ma mère a cette allure sévère qu'elle conservera  toute sa vie. Mon père porte un chapeau, je ne lui ai vu que sur cette photo : a dû l'abandonner très vite par la suite. Il s'agit de la promenade dominicale que mes parents nous ont imposée durant tous les dimanches de notre enfance. Je détestais et ça se voit. Dans le meilleur des cas, nous nous arrêtions chez des cousins très chaleureux. Je suis l'aînée et ça se voit également, affublée d'un horrible bonnet avec des oreilles de chat que ma mère nous a tricoté pendant des années, à ma soeur et moi, et qui nous ridiculisait à l'école du village.
Mais pour ma mère il ne fallait surtout pas "être comme les autres", posture que j'ai toujours, et très profondément, détestée.
Sur cette photo, ma soeur en est dépourvue, par quel mystère ?
Tout cela, c'est de l'anecdote sans intérêt.
Aujourd'hui je lis la date : 1951.
Six années seulement après la fin de la guerre. Six ans, qu'est-ce que six ans ? J'avais quatre ans, il me reste des souvenirs. Mais aujourd'hui, une seule chose m'importe : jamais, dans cette période, ni plus tard, je n'ai entendu parler de cette guerre sauf l'incontournable référence aux infects rutabagas quand on refusait de manger à table.
Rien dans ma famille, même chez ma grand-tante institutrice communiste. Rien dans les familles de mon entourage. Rideau. Chappe de plomb, nos parents avaient tourné la page.
Je peux risquer une explication pour la Haute-Savoie. Les Maquis, coupés de la Résistance organisée et livrés à eux-mêmes, avient  fait régner la terreur et leur lutte armée se réduisait parfois à des règlements de comptes. De terribles exactions ont été commises dans ces villages  et certains sont encore à ce jour, 60 ans plus tard, divisés par la haine. On peut comprendre silence et chappe de plomb. Silence entretenu par les consciences morales de cette époque : instituteur et curé, même silence. La célébration du 11 novembre, oui. L'occupation, les camps, non.
Mieux : un cousin de ma mère, instituteur, célibataire, qui  passait les grandes vacances à la maison, ancien prisonnier  nous entretenait longuement de la famille allemande qui l'avait accueilli à cette époque. Un bon souvenir  disait-il. Il avait appris l'allemand et poursuivait une correspondance avec ses anciens hôtes.
Puis la guerre d'Algérie...
C'est très tard que pour ma part j'ai vraiment découvert ce qui s'était passé à la veille de ma naissance. Les camps, l'extermination nazie. Je ne saurais dater d'ailleurs. Le choc de "Nuits et Brouillards" -censuré à sa sortie en 1956-mais je ne me souviens plus en quelle année je l'ai vu.
Il me semble que beaucoup, dans ma génération, ont été marqués par ce silence lourd,  lourd de conséquences. Car le vécu de nos parents était quand même là, quoi qu'ils aient tu ou tenté d'oublier.
Il y a quelques années, j'ai retrouvé une ancienne étudiante de la Fac de Lettres de Lyon. Nous nous étions vivement opposées en 68 ou plutôt en 69. Elle, et celui qui est devenu son mari, avaient poursuivi le combat avec les maoïstes, occupant la fac et empêchant les cours durant une bonne partie de 69. Tous deux, étudiants brillants, avaient abandonné leurs études qu'ils n'ont jamais reprises. Nous nous sommes donc retrouvées dans le climat apaisé de l'amitié, elle essayant toujours de comprendre son jusqu'auboutisme soixantehuitard.
Et c'est elle qui m'a expliqué : "mon engagement en 68 je le dois au silence de ma famille sur la période de Pétain". C'était son explication, je n'ai pas compétence à la juger mais ses propos ne m'ont  jamais quittée.
Souvent il me revient ce silence assourdissant, et justement en recevant cette photo et en retrouvant un hiver d'autrefois.

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