L'écrivain (mercredi, 29 avril 2009)

En réponse aux commentaires de Solko et d'Élisabeth sur la note "Solko aux Xanthines", cette nouvelle de Pierre Autin-Grenier dont l'humour plein d'autodérision quant au statut de l'écrivain dans notre société. Une nouvelle qui dit tout.

 


Voleur de chevaux ou éleveur de chiens, voilà des gagne-pain qui peuvent vous mener loin dans la vie, je sais. Vendre au coin des rues du sang à la sauvette, dans certaines sous-préfectures de province, aussi peut vous procurer de quoi vivre honorablement ; tout comme épépineuse de groseilles à Bar-le-Duc ou embaumeur d’ailleurs resteront toujours des métiers éminemment lucratifs et qui, de surcroît, vous autorisent à marcher en tous lieux tête haute. Jeune homme j’ai entendu cette chanson cent mille fois et davantage dans la bouche de géniteurs fiévreux dont l’impatience à me voir finir de la sorte, employé de banque ou thuriféraire à le cathédrale, n’avait d’égale que leur enthousiasme à se débarrasser de moi, comme on se défait d’un personnage douteux ou d’un objet simplement devenu inutile et encombrant. Tôt j’ai donc fait mon baluchon sans suivre ces précieux conseils et, pareil un évadé, m’en suis allé nulle part emplir ma besace de rêves ; resquiller quelques levers de soleil sur l’océan, l’hiver ou bien chaparder un peu de fraîcheur au ventre accueillant des tavernes, l’été. Et tout cela pour des clous, bien entendu.

Aujourd’hui me voici à l’âge des bilans ; je m’interroge, la nuit, pour savoir ce qui a bien pu m’entraîner dans cette activité de perdant : aligner des mots à la queue leu leu sur une page blanche dans l’espoir insensé d’en faire des phrases ! Oisif déterminé et paresseux par choix, sans doute n’avais-je d’autre solution pour échapper à la monotonie du commerce et de l’industrie. Vous êtes à la tête d’une quincaillerie renommée dans un quartier chic ; architecte émérite, vous commandez un régiment de terrassiers en vue de l’édification d’une moderne pyramide : ça roule ! Moi, il m’a fallu d’abord duper plusieurs éditeurs avant de voir mes premiers chefs-d’œuvre imprimés et d’être ensuite par eux grugé ; sans avouer que les nombreux lecteurs escomptés, gens tout de finesse et sensés, n’ont guère suivi le mouvement ; d’où parfois, un parfait moral pour grimper à l’échafaud ! Suis-je vraiment écrivain ? je me dis ; n’aurait-il pas été plus sage d’embrasser de suite une carrière de voleur de chevaux ? La réconfortante réponse m’est venue ce matin.

La rédactrice en chef d’une revue littéraire influente et bien informée m’a téléphoné. Elle n’y est pas allée par quatre chemins : c’était pour demander une interview. En somme, ouf ! j’étais bien écrivain ! Jusqu’à ce jour en effet personne ne m’avait jamais rien demandé. Ou alors seulement mon âge, qu’on avait jugé trop avancé ; le coin où je vivais, trop reculé. Une fois à l’occasion de la parution d’une plaquette de poésie, j’avais eu ma photo dans L’Écho du Comtat, mais elle était floue et même mon frère ne m’avait pas reconnu. Bref, nul ne s’était jamais inquiété de savoir si ma préférence allait plutôt à la viande rouge qu’au poisson frit, si j’en pinçais pour les brunes ou pour les blondes et quelles étaient mes vues sur la situation actuelle en Mongolie-Intérieure. Pour exister et persévérer, je n’avais jamais eu d’autres soutiens que la foi du charbonnier et quelques bonbonnes de pouilly-fuissé. Mais aujourd’hui je pressentais bien que tout cela pouvait changer.

« Et pourquoi pas le poisson rouge dans son bocal aussi ! » j’ai dit, furibard, quand la rédactrice en chef m’a sèchement expliqué que ce n’était pas moi qu’elle souhaitait interviewer mais ma femme et si je voulais bien avoir l’obligeance de la lui passer au plus vite. Standardiste mortifié, j’étais à deux doigts de raccrocher ; la revue préparait un numéro « Spécial femmes d’écrivains », c’était mieux que rien ; forte diffusion, papier glacé… Tantôt j’ai vu atterrir dans mon potager un demi-charter de cérébraux venus piétiner mes plates-bandes et picorer mon pain ; caméra de côté, stylo en main. Ma compagne s’était faite coquette et ne paraissait pas autrement troublée ; plutôt à son avantage dans son nouveau rôle et drôlement babillarde déjà cependant que je m’affairais au service des apéritifs. Quand tout ce petit monde fut bien installé, j’ai suggéré de m’en aller au Bar des Glaces boire des bocks pour ne pas déranger. Je fis d’emblée l’unanimité.

Accoudé au zinc devant mon blanc j’épongeai en quelques heures cent ans de solitude et de multiples tourments. Ma dulcinée n’allait-elle point, par quelque zèle intempestif, me faire passer pour plus excentrique que je ne le suis ou, pire, détourner à tout jamais de ma prose l’un ou l’autre de mes six cent trente-neuf lecteurs. Chaviraient comme ça, dans ma tête plein de petites angoisses qui s’amplifiaient de tous les verres que je vidais. Quand, n’y tenant plus,  je suis rentré, heureusement tout s’était parfaitement passé. Ma femme s’était octroyé mon fauteuil pour répondre aux questions de l’équipe qui justement finissait une séance de photos. J’aurais bien aimé, moi aussi, qu’on me photographie ; et même à côté d’elle. Mais, ma foi, tant pis, je me dis. Comme c’était terminé, tout le monde s’en est allé ; on m’a dit un peu au revoir et distraitement remercié aussi pour mon hospitalité. À part moi je pensai : écrivain, c’est vraiment rien.

 

Pierre Autin-Grenier

Extrait de

« Toute une vie bien ratée »

folio

Lecture aux Xanthines, 33 rue de Condé à Lyon, le jeudi 30 avril à 18 heures.

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