Brothers de Yu Hua (mardi, 28 octobre 2008)
Yu Hua, écrivain chinois que je lis depuis dix ans et que j'aime tout particulièrement parce qu'incomparable. Une écriture prodigieuse. Comme Lao She, un auteur inclassable. Son dernier roman, "Brothers", a été remarqué par le Courrier International.
Yu Hua est né en 1960, il était enfant pendant la Révolution culturelle dont ses parents ont souffert. De ce point de vue "Brothers" est sans doute largement autobiographique. Mais ce qui m'émerveille dans tous les romans de Yu Hua, c'est la gamme infiniment variée des registres de langue qu'il utilise. Sans transition il passe de l'humour, de la dérision voire de la farce populaire à la tragédie, au pathétique, à la mélancolie.
Dans ce roman, lecteurs sensibles s'abstenir, le langage peut se faire scabreux voire scatologique.
C'est l'histoire de deux demi-frères, de la Révolution culturelle à nos jours. L'un des frères réussit et devient homme d'affaires, l'autre connaît un destin tragique. L'histoire se passe dans un gros bourg au Sud de la Chine, le bourg de Liu.
Le roman s'ouvre sur des pages dont je me suis particulièrement régalée. Il faut savoir, qu'en Chine, il est un problème pour les touristes qui parfois tourne au cauchemar, c'est celui des toilettes, préoccupation de tous les étrangers. D'abord parce que jusqu'à une période récente l'expression "toilettes publiques" étaient un pléonasme : il n'y en avait pas d'autres. On se retrouvait dans des espaces communs aux hommes ou aux femmes. Obligés de s'accroupir ensemble au-dessus d'une rigole ou d'une fosse d'aisance.
Peut-être que j'insiste trop mais c'est parce que ce roman débute aux toilettes. Le père d'un des deux frères est mort en tombant dans une fosse sceptique pour avoir essayé d'observer le derrière des femmes. La Chine était un pays pudique : encore dans les années 60, aucune image de femmes nues.
"En ce temps-là, les toilettes publiques n'étaient pas comme aujourd'hui...A l'époque, seule une mince cloison séparait le coin des hommes de celui des femmes, et la tranchée qui courait en dessous était commune aux deux sexes. Les bruits on ne peut plus explicites de défécation et de jets d'urine qui provenaient du côté des femmes nous enflammaient l'imagination. Alors, à l'endroit où aurait dû se trouver votre derrière, vous glissiez avidement la tête et, les deux mains arrimées à la planche, le corps plié en deux, les yeux irrités par la puanteur, sans prêter attention aux asticots qui grouillaient autour de vous, tel un champion de natation qui s'apprête à plonger , vous lanciez votre tête et votre corps le plus loin possible en avant de façon à apercevoir la plus grande suface possible de postérieur."
C'est ici que commence l'histoire. L'un des deux frères se livre à cette acrobatie qui lui permet, avant d'être surpris par un importun, d'observer cinq derrières de femme.
"Celui qui plut à Li Guangtou, c'était celui qui n'était ni gros ni maigre. Il l'avait juste devant les yeux, c'était le plus rond des cinq..."
Ce petit derrière rond appartient à l'héroïne du roman dont le destin sera lié à celui des deux frères.
La première partie du roman se déroule ainsi pendant la Révolution culturelle. Elle anéantira leurs parents. Enfants livrés à eux-mêmes, les deux frères découvriront de l'existence l'aspect le plus tragique. Yu Hua n'est pas tendre pour ses compatriotes. Les habitants du bourg de Liu s'adaptent trop bien aux exactions de la révolution. Les deux frères deviennent adultes, l'époque a changé. "Enrichissez-vous" est devenu le mot d'ordre et les habitants du bourg de Liu, de révolutionnaires deviennent consommateurs. Yu Hua emprunte à Kafka pour décrire la nouvelle folie qui saisit les villageois. Il joue avec l'absurde. C'est à ce moment que les chemins des deux frères vont diverger. Même le lien qui les unit n'est jamais rompu.
C'est vraiment une saga palpitante à lire pour comprendre l'évolution de la Chine durant ces dernières décennies.
23:32 | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : chine, lyon, littérature | Facebook | Imprimer
Commentaires
J'ai trop de livres en retard pour le moment, mais je note...Merci. Bisous
Écrit par : Laurencel | mardi, 28 octobre 2008
Comme je te l'avais dit, je ne le connaissais pas. Je tâcherai de le découvrir. C'est rare une entrée en matière aussi scatologique, liée au bas corporel.
Écrit par : Léopold | mercredi, 29 octobre 2008
Bonjour Rosa
je note aussi! ce sera le prochain!
bisous
Écrit par : noelle | mercredi, 29 octobre 2008
Cette histoire de toilettes sur laquelle vous insistez me rappelle une histoire de toilettes chez Calaferte (Septentrion) Jeune ouvrier rêvant de devenir écivain, le personnage (plus ou moins autobiographique) s'enferme le + souvent possible dans les ch... assez sales de l'usine, pour lire. Et là, au milieu des odeurs de défécation, il comprend que la lecture seule le sauvera de tout ce qu'il entend et sent tout autour de lui. Il fait des toilettes une sorte de métaphore du monde de la production, et du livre une véritable nourriture spirituelle.
Bonne soirée à vous.
Écrit par : solko | mercredi, 29 octobre 2008
Solko le comportement que vous rapportez me paraît bien masculin, je ne connais que les hommes pour aimer lire aux ch...
Léopold, la scatologie n'est-elle pas en voie de disparition dans notre monde aseptisé, à tous points de vue.
Écrit par : Rosa | mercredi, 29 octobre 2008
Je suis en plein dedans, de belles histoires, de belles odeurs, chaque intervention est différente...une bonne "nourriture" dans les tons d'automne, en sus le parfum varié
Écrit par : Alsacop | mercredi, 29 octobre 2008
Mais le jeune Calaferte n'a pas le choix alors. Il est à l'usine et veut s'en sortir. Avec bcp d'humour (et de dérision) il explique à sa façon que sans la lecture, point de salut ...
Écrit par : solko | mercredi, 29 octobre 2008
Mais le jeune Calaferte n'a pas le choix alors. Il est à l'usine et veut s'en sortir. Avec bcp d'humour (et de dérision) il explique à sa façon que sans la lecture, point de salut ...
Écrit par : solko | mercredi, 29 octobre 2008
Une autre histoire de "toilette" mais je ne me souviens ni du nom de l'auteur( chinois) ni du titre du livre!
belle ecriture, mais surprenant car on ne quitte pas "le lieu"....
Rosa tu as une idée?
bisous
Écrit par : noelle | jeudi, 30 octobre 2008
Solko, j'ai bien compris pour Calaferte. D'ailleurs il faudra que je m'intéresse à cet écrivain que je ne connais que de nom.
Pourriez-vous me citer l'oeuvre où il évoque ce souvenir ?
J'ai juste voulu provoquer un peu par rapport à certains hommes de ma connaissance....
Alsa, tu lis Brothers ?
J'ai hâte d'avoir ton avis !
Écrit par : Rosa | jeudi, 30 octobre 2008
Noelle ! on s'est croisée...
Un autre auteur chinois qui passe du temps aux toilettes ? ça ne me dit rien.
En fait les Chinois n'ont pas de tabou à ce sujet.
Il m'est arrivé de me promener dans un "hutong" et de passer à côté de WC simplement isolés par un rideau de toile. Deux femmes y discutaient tranquillement comme dans un salon.
J'ai d'ailleurs insisté sur ce début du roman pour que les éventuels lecteurs ne connaissant pas la Chine ne soient pas trop déconcertés par cet incipit.
Écrit par : Rosa | jeudi, 30 octobre 2008
je vais passer à la mediatheque pour retrouver le nom de l'auteur, depuis hier, je cherche!
Écrit par : noelle | jeudi, 30 octobre 2008
Solko, j'ai commencé à chercher sur Calaferte.
J'ignorais qu'il avait vécu à Mornant. Je pense que le livre à lire en priorité est "Septentrion".
Écrit par : Rosa | jeudi, 30 octobre 2008