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mardi, 02 juin 2009

Vive Eros, Vive la Révolution

 

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René Depestre est né en 1926 à Jacmel, adorable ville côtière d'Haïti, aux rues bordées de maisons coloniales. Lycéen à Port-au-Prince, il publie ses premiers vers à dix-neuf ans sous l'influence d'André Breton. Son père est mort. La famille est pauvre et vit des travaux de couturière de sa mère.

IMG_4328.JPG"Sous nos toits son aiguille

Tendait des pièges fantastiques à la faim.

Son aiguille défiait la soif.

La machine Singer domptait des tigres.

La machine Singer charmait des serpents.

Elle bravait paludismes et cyclones

Et cousait des feuilles à notre nudité." 

En 1946 il est exilé pour avoir participé à un mouvement révolutionnaire, poursuit ses études à la Sorbonne et rencontre les poètes surréalistes de cette époque. Jusqu'en 1959 il parcourt le monde, participe aux mouvements de décolonisation, séjourne au Chili où il se lie d'amitié avec Pablo Néruda. Expulsé de plusieurs pays d'Europe et d'Amérique latine ( Les Duvalier en Haïti et Batista à Cuba) il est invité par Che Guevara et participe à l'aventure cubaine, au ministère de la culture. Après la mort du Che, il devient indésirable dans le régime castriste. 

Il arrive à Paris comme secrétaire de l'UNESCO où il reste jusqu'en 1986, date à laquelle il se retire dans l'Aude où il vit encore aujourd'hui. En 1988, il publie Hadriana dans tous mes rêves, qui reçoit plusieurs prix littéraires, dont le Renaudot. Son oeuvre poétique est importante et infiniment variée. Poésie hommage à son pays, poésie engagée, poésie sensuelle et érotique c'est une oeuvre mosaïque très riche.

Je trouve particulièrement émouvant cet hommage à la langue française, bien entendu

dédié à Choubine.

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Libre éloge de la langue française


De temps à autre il est bon et juste

de conduire à la rivière

la langue française

et de lui frotter le corps

avec les herbes parfumées

qui poussent bien en amont

de nos vertiges d'ancien nègre marron.

 

Ce beau travail me fait avancer à cheval

sur la grammaire à notre Maurice Grévisse :

la poésie y reprend du poil de la bête

mes mots de vieux nomade ne regrettent rien

ils galopent de cicatrice en cicatrice

jusqu'au bout de leur devoir de tendresse.

 

Debout sur les cendres de mes croyances

mes mots s'élèvent sur tout espoir vrai

au gré des flots émerveillés de ma candeur.

Mes mots ont la vigueur d'un épis de maïs

mes mots à l'aube ont le chant pur de l'oiseau

qui ne vend pas ses ailes à la raison d'État.

 

Ce sont les mots frais et nus d'un Français

qui vient de tomber du ventre de sa mère :

on y trouve un lit, un toit, un gîte

et un feu pour voyager librement

à la voile des mots de la real-utopie !

laissez-moi apporter les petites lampes

de la créolité qui brûle en aval

des fêtes et des jeux vaudous de mon enfance :

les mots créoles qui savent coudre les blessures

au ventre de la langue française,

les mots qui ont la logique du rossignol

et qui font des bonds de dauphin 

au plus haut de mon raz-de-marée ;

les mots sans machisme aucun qui savent grimper

toutefois à la saison bien lunée des femmes

mes mots de joie et d'ensemencement profond

au plus dru et au plus chaud du corps féminin,

tous les motsen moi qui se battent

pour un avenir heureux

oui je chante la langue française

qui défait joyeusement sa jupe

ses cheveux et son aventure

sous mes mains amoureuses de potier.

extrait de "Poèmes en retard sur la mer caraïbe"

recueil Rage de vivre

Seghers

lundi, 01 juin 2009

René Depestre

 

René Depestre est un magnifique poète haïtien, que j'ai découvert récemment (aux Xanthines !). Beaucoup moins connu que Césaire il est pourtant l'auteur d'une oeuvre aussi intéressante que celle du grand Martiniquais. 
Ce premier poème est dédié à toutes les visiteuses de ce blogue.

Comme les Anges pleureraient
à Nelly Campano
Si la femme n'existait pas
Comme les arbres auraient froid
Comme le pain du petit matin
Aurait peur de la main de l'homme
Et la mer de ses propres vagues
Si la femme n'existait pas
Comme les cheminées seraient seules
Comme les anges par les nuits
De pluie pleureraient
Comme les dieux vieilliraient vite
Si la femme n'existait pas
Le ciel serait toujours en colère
Les abeilles n'auraient pas découvert
Le miel ni l'homme la charrue
Ni l'Indien son Amérique
Ni le coeur la poésie
Ni les hirondelles le printemps
Ni les peuples n'auraient trouvé
leur nord dans la révolution.
Si la femme n'existait pas
La vie serait sans légendes
Sans sel, sans portes, sans boussole
Le jour et la nuit dormiraient
Sur le même sable froid
Et les cogs au lieu de chanter
Et les arbres au lieu de fleurir
Et les poètes au lieu d'aimer
Passeraient leur temps à dessiner
De petites croix sur les murs
Les lits, les tableaux
Et les chemins sans fin du monde.
René Depestre
Recueil "Rage de vivre" chez Seghers


 

 

dimanche, 31 mai 2009

Mieux vaut ne pas se mettre mal avec ses élèves...

Pour Edith, afin qu'elle ne soit plus intimidée par la Littérature chinoise.

Mise en bouche pour lire Yu Hua.

41WzUOrFVsL._SS500_.jpgCe n'est pas un extrait de "Brothers", qui est un gros livre, mais de "1986", roman court de 90 pages.

1986, vingt ans après le début de la Révolution culturelle. Une femme a refait sa vie après que son mari a disparu pendant la Révolution culturelle.

C'était un professeur. Vu par sa femme, vingt ans plus tard.

"Tout ce qu'elle savait, c'est que son mari avait soudain disparu la nuit où il avait été emmené, sans plus de précisions. Elle tenait l'information d'un homme qui travaillait comme vendeur dans un magasin, et qui était l'un des gardes rouges qui avaient fait irruption chez elle à l'époque."Nous ne l'avons pas battu, avait-il dit, nous nous sommes contentés de le conduire au bureau de l'école et lui avons demandé de rédiger ses aveux. Nous ne l'avons pas non plus fait surveiller, mais, le lendemain, nous avons découvert qu'il n'était plus là." ... "D'habitude, votre mari était sympa avec les élèves, c'est pourquoi nous ne l'avons pas torturé."

Yu Hua "1986" Actes Sud.

 

samedi, 30 mai 2009

Yu Hua aux Assises du roman

Si le programme des Assises du roman ne me passionnait pas cette année, il est une rencontre que j'aurais été désolée de manquer.

Yu Hua, dont j'ai déjà parlé à propos de son dernier ouvrage "Brothers" et François Jullien, philosophe et sinologue.

Et je dois dire que je n'ai pas été déçue par leurs échanges.

Je ne ferai pas un compte-rendu complet car certains thèmes traités, comme "L'éloge de la fadeur", titre du dernier livre de François Jullien, étaient trop spécifiques de la culture chinoise.

La rencontre a commencé par la confrontation entre les itinéraires de ces deux écrivains. Yu Hua, le plus jeune, né en 1960, était enfant pendant la Révolution culturelle. Il est venu au roman social en s'inspirant de la Littérature occidentale car, a-t-il précisé, la Littérature chinoise traditionnelle aux codes figés, ne peut s'adapter aux exigences de lecture d'aujourd'hui.

François Jullien dit avoir ressenti la nécessité de faire un détour par la pensée chinoise étrangère pour prendre du recul et appréhender autrement la pensée européenne.

Chacun est ainsi passé par un détour dans la culture de l'autre.

Le détour a d'ailleurs été un thème abordé par les deux écrivains. Pour François Jullien, depuis toujours, la Chine pratique l'art du détour et non la confrontation directe comme en Europe. On aborde l'ennemi de biais, dans le débat comme dans le combat. Mao connaissait bien cette stratégie indirecte. Avant  la révolution culturelle les cibles ont été désignées peu à peu.

Pour les Chinois, il s'agit d'économiser son énergie en évitant l'affrontement direct en faisant mourir la condition de violence avant qu'elle n'éclate.

Selon Yu Hua, la France utilise aussi la stratégie de l'indirect, c'est le propre des politiques et des hommes d'affaire. Mais les pauvres ont recours à la bagarre dans la rue. François Jullien estime que ce recours à l'indirect est une nécessité dans une civilisation qui n'a jamais connu de véritable liberté d'expression. Il y a deux mille ans déjà l'image poétique avait pour fonction d'exprimer ce qui ne pouvait l'être directement.

Deux autres thèmes intéressants ont été ceux de l'évolution de la Chine et des différences culturelles avec au centre le positionnement sur les Droits de l'homme.

À propos des mutations en Chine, François Jullien remarque que leur spécificité est de s'être faites sans rupture. Pourtant les Chinois ont vécu en 40 ans ce qui s'est déroulé en 400 ans pour l'Occident.

Les Occidentaux, héritiers de la pensée grecque ont été habitués à penser en extrême. La Chine a toujours eu coutume de penser la transition par rapport à la tradition. La Révolution a été un concept emprunté à l'Occident et les révolutionnaires se sont formés en Europe. Mais la Chine s'est transformée en gardant ses structures. C'est le seul cas d'une structure étatique qui pratique une économie capitaliste.

Yu Hua a insisté sur l'événement de Tian'anmen, il y a juste vingt ans, qui a modifié le pays. En juin 1989, un profond enthousiasme politique animait la jeunesse. En octobre 89, à l'université on jouait au majong ou on apprenait l'anglais : l'argent était devenu roi.

Depuis 1989, la pensée politique a disparu, on n'a plus pensé qu'à gagner de l'argent. La réforme politique s'est arrêtée au profit de la réforme économique qui a entraîné la corruption. Les problèmes sociaux et politiques ont été cachés mais n'ont pas disparu.

Pour Yu Hua ces problèmes vont resurgir dans les deux ans qui viennent.

Enfin les deux écrivains se sont retrouvés d'accord sur ce qu'on pourrait appeler un dialogue inter-culturel. Yu Hua souhaite une recherche des points communs avec l'Occident mais que la Chine préserve son identité culturelle. La Chine ne peut être comme l'Occident. Le Passé chinois est très différent. L'Occident ne comprend pas la Chine sur la question des Droits de l'homme et tous les pays, selon lui, ont des problèmes de Droits de l'Homme. Pour lui, le plus grave dans la réalité chinoise est l'injustice judiciaire.

Malheureusement le temps était écoulé et Yu Hua n'a pu développer davantage.

lundi, 25 mai 2009

Le retour des Anges...

Les Anges reviennent : il était temps... Cette note est dédiée à mon frère Philippe qui vient d'échapper, sans une égratignure, à un spectaculaire accident de scooter. "J'ai vraiment senti la présence de mon ange gardien" nous a-t-il dit.

Pierre Ulm, fidèle lecteur, aime les anges...

Mon Ange

L'Ange se dévoile
Peut-il décrocher une Etoile
Silencieuse
Comme une prieuse

L'Ange à tire-d'aile
Peut-il aimer pour Elle
Silencieuse
Comme une amoureuse

L'Ange qui rêve
Peut-il me parler d'Eve
Silencieuse
Comme une langoureuse

Poème écrit le 12 Mai 2009

Pierre Ulm

Ange malmené chez PAG...41ZpCQkk+AL._SL500_AA240_.jpg

"ça n'en finissait plus. Comme une bête qu'on égorge et qui crie. ça semblait venir de loin. Finalement nous y sommes allés, une lanterne à la main ; la nuit était trapue.

(...)

Quelques pages plus loin...

"Voilà, nous étions là, tapis dans l'ombre. Mais à deux doigts de percer le mystère, une touffe d'arbrisseaux nous voilait l'entrée de la caverne... Il allait donc falloir agir ouvertement et vite ! Surgir des fourrés, fusils braqués droit devant, comme un seul homme !

HARDI ! un bond, un cri : Halte-là, qui vive ?!"...

Le feu nous tomba des mains. Vision d'apocalypse !

Dans une mare de sang mêlé de plumes, à grands coups de machette deux bandits en riant dépeçaient un ange."

Le Cri Nouvelle du recueil "L'ANGE AU GILET ROUGE". De Pierre Autin-Grenier.

 

Dans le roman de Jean-Marie Blas de Roblès " Là où les tigres sont chez eux", le héros, Kircher, Jésuite et personnage historique, a une vision.

51tONIBV+-L._SS500_.jpg"Sur chacune des sept planètes qu'il visita, ce qu'aucun homme n'avait jamais accompli avant lui, mon maître fut salué par l'ange ou archange qui régissait son influence. Vérifiant point par point les Écritures, il rencontra ainsi Michel, Raphaël, Gabriel, Uriel, Raguel, Saraquaël, et Remiel lesquels s'adressaient à lui directement pour l'instruire de la sphère où il était.

(...)

Kircher fut secoué par de longs frissons qui hérissèrent jusqu'aux poils de sa barbe, mais il paraissait n'éprouver aucune crainte. Et à vrai dire, plus il progressait en compagnie de l'ange, plus son visage s'irradiait d'une intense félicité.

Regarde, Athanase, regarde bien ! C'est au sein de cet abîme insondable que se cache le mystère de la divinité. Les âmes seules comprennent ce mystère. Pour lors, contente-toi de l'immense privilège qui t'a été accordé. Loue et adore Dieu dans toute son ardeur. Le jous se lève ; il est temps pour moi de regagner le premier Choeur de la hiérarchie céleste."

Ce roman fleuve, Prix Médicis 2008, ne m'a pas enthousiasmée en raison de trop de poncifs... dont les anges !

Mais il faudra qu'un jour je parle de mon ange ...

 

Mais en attendant, un billet magnifique ICI.

jeudi, 14 mai 2009

L'effet Vache qui rit

Pour complèter la balade au pays des vaches normandes, passage nécessaire sur le blogue des 7 Mains, blogue littéraire et collectif, où Stéphane Beau nous propose un texte court et jubilatoire, "L'Effet Vache qui rit". Il n'y a pas de vaches mais c'est très drôle.

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mercredi, 29 avril 2009

L'écrivain

En réponse aux commentaires de Solko et d'Élisabeth sur la note "Solko aux Xanthines", cette nouvelle de Pierre Autin-Grenier dont l'humour plein d'autodérision quant au statut de l'écrivain dans notre société. Une nouvelle qui dit tout.

 


Voleur de chevaux ou éleveur de chiens, voilà des gagne-pain qui peuvent vous mener loin dans la vie, je sais. Vendre au coin des rues du sang à la sauvette, dans certaines sous-préfectures de province, aussi peut vous procurer de quoi vivre honorablement ; tout comme épépineuse de groseilles à Bar-le-Duc ou embaumeur d’ailleurs resteront toujours des métiers éminemment lucratifs et qui, de surcroît, vous autorisent à marcher en tous lieux tête haute. Jeune homme j’ai entendu cette chanson cent mille fois et davantage dans la bouche de géniteurs fiévreux dont l’impatience à me voir finir de la sorte, employé de banque ou thuriféraire à le cathédrale, n’avait d’égale que leur enthousiasme à se débarrasser de moi, comme on se défait d’un personnage douteux ou d’un objet simplement devenu inutile et encombrant. Tôt j’ai donc fait mon baluchon sans suivre ces précieux conseils et, pareil un évadé, m’en suis allé nulle part emplir ma besace de rêves ; resquiller quelques levers de soleil sur l’océan, l’hiver ou bien chaparder un peu de fraîcheur au ventre accueillant des tavernes, l’été. Et tout cela pour des clous, bien entendu.

Aujourd’hui me voici à l’âge des bilans ; je m’interroge, la nuit, pour savoir ce qui a bien pu m’entraîner dans cette activité de perdant : aligner des mots à la queue leu leu sur une page blanche dans l’espoir insensé d’en faire des phrases ! Oisif déterminé et paresseux par choix, sans doute n’avais-je d’autre solution pour échapper à la monotonie du commerce et de l’industrie. Vous êtes à la tête d’une quincaillerie renommée dans un quartier chic ; architecte émérite, vous commandez un régiment de terrassiers en vue de l’édification d’une moderne pyramide : ça roule ! Moi, il m’a fallu d’abord duper plusieurs éditeurs avant de voir mes premiers chefs-d’œuvre imprimés et d’être ensuite par eux grugé ; sans avouer que les nombreux lecteurs escomptés, gens tout de finesse et sensés, n’ont guère suivi le mouvement ; d’où parfois, un parfait moral pour grimper à l’échafaud ! Suis-je vraiment écrivain ? je me dis ; n’aurait-il pas été plus sage d’embrasser de suite une carrière de voleur de chevaux ? La réconfortante réponse m’est venue ce matin.

La rédactrice en chef d’une revue littéraire influente et bien informée m’a téléphoné. Elle n’y est pas allée par quatre chemins : c’était pour demander une interview. En somme, ouf ! j’étais bien écrivain ! Jusqu’à ce jour en effet personne ne m’avait jamais rien demandé. Ou alors seulement mon âge, qu’on avait jugé trop avancé ; le coin où je vivais, trop reculé. Une fois à l’occasion de la parution d’une plaquette de poésie, j’avais eu ma photo dans L’Écho du Comtat, mais elle était floue et même mon frère ne m’avait pas reconnu. Bref, nul ne s’était jamais inquiété de savoir si ma préférence allait plutôt à la viande rouge qu’au poisson frit, si j’en pinçais pour les brunes ou pour les blondes et quelles étaient mes vues sur la situation actuelle en Mongolie-Intérieure. Pour exister et persévérer, je n’avais jamais eu d’autres soutiens que la foi du charbonnier et quelques bonbonnes de pouilly-fuissé. Mais aujourd’hui je pressentais bien que tout cela pouvait changer.

« Et pourquoi pas le poisson rouge dans son bocal aussi ! » j’ai dit, furibard, quand la rédactrice en chef m’a sèchement expliqué que ce n’était pas moi qu’elle souhaitait interviewer mais ma femme et si je voulais bien avoir l’obligeance de la lui passer au plus vite. Standardiste mortifié, j’étais à deux doigts de raccrocher ; la revue préparait un numéro « Spécial femmes d’écrivains », c’était mieux que rien ; forte diffusion, papier glacé… Tantôt j’ai vu atterrir dans mon potager un demi-charter de cérébraux venus piétiner mes plates-bandes et picorer mon pain ; caméra de côté, stylo en main. Ma compagne s’était faite coquette et ne paraissait pas autrement troublée ; plutôt à son avantage dans son nouveau rôle et drôlement babillarde déjà cependant que je m’affairais au service des apéritifs. Quand tout ce petit monde fut bien installé, j’ai suggéré de m’en aller au Bar des Glaces boire des bocks pour ne pas déranger. Je fis d’emblée l’unanimité.

Accoudé au zinc devant mon blanc j’épongeai en quelques heures cent ans de solitude et de multiples tourments. Ma dulcinée n’allait-elle point, par quelque zèle intempestif, me faire passer pour plus excentrique que je ne le suis ou, pire, détourner à tout jamais de ma prose l’un ou l’autre de mes six cent trente-neuf lecteurs. Chaviraient comme ça, dans ma tête plein de petites angoisses qui s’amplifiaient de tous les verres que je vidais. Quand, n’y tenant plus,  je suis rentré, heureusement tout s’était parfaitement passé. Ma femme s’était octroyé mon fauteuil pour répondre aux questions de l’équipe qui justement finissait une séance de photos. J’aurais bien aimé, moi aussi, qu’on me photographie ; et même à côté d’elle. Mais, ma foi, tant pis, je me dis. Comme c’était terminé, tout le monde s’en est allé ; on m’a dit un peu au revoir et distraitement remercié aussi pour mon hospitalité. À part moi je pensai : écrivain, c’est vraiment rien.

 

Pierre Autin-Grenier

Extrait de

« Toute une vie bien ratée »

folio

Lecture aux Xanthines, 33 rue de Condé à Lyon, le jeudi 30 avril à 18 heures.